Heart of stone - 03/01/1920 - August x Rose

- Votre nouvelle femme de chambre vous sera bientôt présentée ma Lady.
- J’espère qu’elle sera plus compétente que la dernière. Vous savez à quel point je déteste l’incompétence Greta.
- Oui ma Lady, je crois que nous le savons tous.

Seule Greta est capable de me parler ainsi. Jamais personne n’oserait froisser la future comtesse. Enfin future… mon statut est plus que compliqué. Veuve puis fiancée à un enfant de 17 ans. Et bien sûr, je n’ai pas eu mon mot à dire dans l’affaire. Parce que je suis une femme. Et qu’une femme, en 1920, surtout de notre rang, n’a qu’à être jolie et se taire.

- C’est une étrangère de la maison ? Une nouvelle ? Oh une Française peut-être ? Elles sont toujours si douées en broderie et élégantes.
- Non ma Lady. C’est une jeune femme de la maison. Elle a été récemment promue. Et faute de temps, nous n’avons pu trouver… mieux. Mais je vous assure qu’elle sait ce qu’elle fait.

Je fronce les sourcils, comment ça pu trouver mieux ? Greta sait pourtant que je n’accepte pas de femmes de chambres sans un minimum d’expérience. Mais elle ne me connait que trop bien, et je peux lui faire confiance.

- Très bien, vous ne vous êtes jamais trompée avant ma chère Greta. Je vous fais confiance.

Je me regarde dans le miroir pour admirer le travail de mon ancienne nourrice. Ses doigts de fée ont encore une fois fait des merveilles. Le chignon est coiffé à la perfection, et les perles qui ornent mes cheveux le mettent encore plus en valeur. Je me redresse et m’observe sous toutes les coutures. Non, ainsi, je ne vois pas comment il pourrait refuser ce que je compte bien lui demander.

- Vous pensez qu’il acceptera cette fois ? Lord August ?
- Je ne puis parler à sa place ma Lady. Mais vous êtes magnifique. Il serait idiot de refuser.

Je la gratifie d’un dernier sourire avant de la laisser disposer. Je ferme les yeux quelques instants. Il doit dire oui. Ce petit jeu dure depuis bien trop longtemps. Nous sommes fiancés depuis maintenant 2 ans et toujours aucune date n’est fixée pour notre union. Et plus les mois passent, plus je me dis que je resterai veuve à vie.
C’est donc d’un pas décidé que je descends les nombreux escaliers menant à la bibliothèque. Une fois installée, je sonne, demandant que l’on apporte du thé pour deux et que l’on prévienne Lord August que je souhaite m’entretenir avec lui, en privé évidemment.  
Après de longues minutes d’attentes, je le vois arriver. Il semble fatigué. Depuis qu’il travaille à « la reconstruction » des Blackwood, il ne dort presque pas. Enfin, c’est ce que me rapporte Greta. Tant que nous ne partageons pas le même lit – et Dieu m’en garde, j’espère que cela n’arrivera qu’une fois – je ne peux me porter garante de la qualité de son sommeil.

- Vous m’avez demandé ?
- Asseyez-vous. Brown ne va pas tarder avec le thé.

J’attends qu’il me rejoigne. Il s’assoit en face de moi, toujours aussi respectueux. Trop respectueux. À croire qu’aucun accord n’a été passé. À croire que l’enfant – enfin, le jeune homme – que j’ai en face de moi ne deviendra pas mon futur mari dans quelques mois.

- En effet, je vous ai fait demander. J’aimerai que nous parlions. Que nous ayons une réelle discussion vous et moi et que…

Je m’interromps, laissant le majordome déposer le thé sur la table et repartir aussi vite qu’il est venu avant de prendre une gorgée de thé et de poursuivre :

- Quand comptez-vous me demander qu’elle date m’arrangerait pour notre mariage ?

Ma tête me tombe, alors que mes yeux se ferment progressivement. Je sais que mes poings serrés ne la retiendront pas longtemps. Je lutte néanmoins avec l’envie de m’endormir et rouvre avec difficulté mes paupières. Je dois terminer cette lecture, avant de me rendre chez les Fawkeners. Ils attendent de savoir ce qu’ils doivent faire. Et moi, j’attends de savoir ce que je vais leur dire.

Je redoute déjà la fin du texte. Nous avons perdu trop de terres ces derniers temps, je ne peux me permettre d’en revendre une autre. Mais je ne peux pas non plus laisser mes fermiers dans la misère. Cela équivaudrait à une mutinerie assurée. Ou à une famine terrible, qui ne nous arrangerait pas plus.

Il faut donc que je trouve une solution. Rapidement. Et efficacement, pour éviter de mettre trop de gens à la rue. Comme ce cher Brown qui vient toquer à la porte de mon bureau et m’indiquer que ma fiancée me désire.

Le nez relevé de mes papiers, je souris faiblement et me lève, déjà prêt à tituber vers la bibliothèque. Je sais ce qui m’attends au bout de ce couloir mais je redoute toujours la confrontation. Rose ne me laisse jamais intact, après m’avoir parlé mariage. Elle persiste à vouloir une date. Comme si ce mariage allait la sauver de quelque chose. Si elle savait…

Mais elle ne peut être au courant. Cela signifierait la fin des Blackwood. Tout cela à cause de mes frères et de leur incompétence. De leur irresponsabilité. Non, ma douce et magnifique fiancée ne peut savoir la vérité. Je dois donc porter mon plus beau sourire et pousser la porte avec délicatesse, avant de dire :

— Vous m’avez demandé ?

Je m’installe face à elle, droit dans mon siège, mains posées sur mes cuisses. Le col de ma chemise me gratte et les yeux me piquent mais je me concentre pour ne pas déranger Rose dans ses questions. Toute mon attention est tournée vers elle, analysant tout aussi bien sa tenue que sa coiffure et ses propos. Car Rose n’est pas simplement une apparence délicate mais également une langue acérée. C’est ce qui m’a toujours plu chez elle. Timothy n’aurait jamais pu s’en sortir avec elle. Je ne sais si, moi, je le pourrais. Mais je sais que mon frère se serait fait croquer en moins de deux. Faible comme il était.

C’est d’une main ferme que je me saisis de ma tasse et que je prends une gorgée de ce thé trop chaud. Il n’a pas le goût que j’apprécie mais je suppose qu’il a principalement été fait pour ma fiancée alors je ne dis rien. Je souris simplement, en baissant quelque peu la tête. Je dois courber l’échine, pour que Rose évite de craquer. Pour que je puisse repartir d’ici une heure, en lui ayant promis des milliers de choses mais que rien ne se concrétise avant le bon moment.

— Je pensais vous décharger de toute organisation pour le mariage. Cela sera plus agréable pour vous de compter sur nos domestiques, que de vous préoccuper de dates, de repas ou de je ne sais quoi encore. Rose, vous savez que mon intérêt est toujours tourné vers vous. Je veux que vous soyez heureuse et détendue. Après tous les chamboulements de votre vie, vous précipiter pour organiser un mariage n’est pas forcément la bonne chose. Vous devez avoir envie de respirer un peu, non ?

Mon sourire est chaud, autant que le thé qui me brûle encore la gorge. J’essaye de ne pas me laisser apprivoiser par le regard de braise en face de moi. Car l’amour me consume déjà bien trop pour que je ne sois pas anéanti, si je la laissais prendre les rênes. Et dévier mes plans, par la même occasion.

— Cela ne fait que deux ans que mon frère nous a quitté. Je sais que cela a représenté une énorme douleur pour vous. Je comprendrais que vous souhaitiez attendre encore un peu.

- Cela fait deux ans que je respire August.

Mon regard plongé dans le sien, je ne le quitte pas des yeux. Il est facile de repérer un homme stressé, anxieux, et mon cher cousin en fait partit. Le pauvre, ses frères ne l’ont pas laissé dans la plus aisée des situations. Surtout Timothy. Il était bien trop stupide pour se rendre compte qu’une terre ne se jouait pas au pocker. Mais bien évidemment, personne ne lui avait rien dit, pas même moi. Après tout, était-ce réellement ma place en tant qu’épouse de reprendre mon mari ? Certainement pas.

- Deux ans où j’attends patiemment que quelque chose se passe dans ma vie. Le seul évènement a été l’annonce de nos fiançailles. Je ne porte plus le deuil.

Comment ne pas paraître insensible en lui disant que, tout ce que j’avais ressenti lors de l’annonce de la mort de mon mari, était un profond soulagement ? Personne ne pourrait jamais le comprendre. Je suis vouée à garder ce secret pour moi. Comme tant d’autres d’ailleurs.

- Je l’ai pleuré assez longtemps et je ne souhaite plus vivre dans le passé. Je souhaite avancée. Avec vous mon cher August.

Mensonge. Je ne souhaite avancer avec personne d’autre que moi-même. Personne ne mérite d’être à mes côtés, ou peut-être est-ce l’inverse ? Je ne mérite pas qu’un homme me soutienne. Qu’un homme me chérisse si cela est possible. Car il ne connaîtra jamais ma nature profonde. Timothy ne l’avait jamais su, August ne ferait donc pas exception.

- Mais j’ai la désagréable impression que ce n’est pas le cas pour vous.

Je me lève, reposant la tasse de thé sur la table basse. Je ne porte aucun regard cette fois-ci à mon fiancé, préférant laisser planer cette atmosphère pesante autour de nous. Je veux qu’il comprenne que je n’attendrai pas éternellement… enfin du moins, que ma famille n’attendrait pas.

- Je ne peux vous en vouloir. Nos destinées ne devaient pas être liés. Vous étiez fiancé à Violet, et moi à votre frère. C’était écris ainsi. Mais la vie en a voulu autrement. Et à présent vous vous retrouvez au bras d’une femme plus âgée que vous.  Je peux comprendre que cela soit embarrassant.

Je m’avance jusqu’à la fenêtre donnant sur les jardins. Ils ne sont pas aussi beaux que ceux de mes terres, mais ils faisaient l’affaire. Du moins, jusqu’à ce que j’aie à nouveau le contrôle sur la demeure. Peut-être un des avantages à me marier avec August.

- Mais je suis persuadée que vous comprenez également mon embarra. Vous n’en avez sûrement que faire mais les gens parlent. Et ce qu’ils disent ne me plaît guère. Je vais vous épargner leurs discours des plus grossiers, vous ne méritez pas cela. Mais disons qu’ils cherchent les raisons qui retardent ce mariage.

Je laisse le doute s’installer. Les rumeurs courent, même dans le château. Une maîtresse pour Lord August ? Un amant pour Lady Rose ? Un différend entre les deux futurs époux ? Ou bien peut-être le dégoût du futur comte envers elle puisqu’elle a déjà été « souillé » par Lord Timothy ? Et bien sûr, la dernière raison qui me fait sortir de mes gonds : « les préférences » de Lady Rose.

- Alors je ne vous le demanderai qu’une seule fois August. Et j’aimerai que votre réponse soit claire et concise. Ne vous étendez pas. Ne vous égarez pas.

Je me retourne enfin vers lui, le fixant de mes yeux noisette :

- Pourquoi ne me désirez-vous pas ?

Je frémis en l’entendant parler. Est-ce possible ? Ai-je bien entendu ce qu’elle a dit ? Non, je dois me tromper. Je savais déjà qu’elle n’aimait pas spécialement Timothy mais de là à… Ma gorge se serre mais je n’en montre rien.

Je vacille simplement sous ses mots, le regard flou. Quelque chose vient de changer en moi. Je m’étais pourtant promis de ne pas me laisser apprivoiser. Il ne lui a fallu qu’une phrase pour rallumer le feu incandescent qui lèche mes entrailles. Heureusement, elle ne semble pas s’en apercevoir. Si elle l’avait compris, je serai totalement cuit. Je n’aurais plus aucune porte de sortie pour la sauver du piège dans laquelle on l’a fourrée.

Non, à la place, elle se lève et se poste près d’une fenêtre. Elle observe le jardin, comme à son habitude lorsqu’elle est anxieuse. Un sourire doux flotte sur mes lèvres, bien vite remplacé par une expression de surprise. Je ne peux rattraper les mots avant qu’ils ne s’échappent de mes lèvres.

— Pas le cas pour moi ? Vous pensez que je ne veux pas avancer à vos côtés ? Oh Rose…

Je n’ai pas le temps de plus protester que déjà la jeune femme reprend. Cette fois, je décide de ne pas l’interrompre, préférant me noyer de surprise dans ma tasse de thé.

Rose fait des suppositions de plus en plus absurdes plus elle avance dans son raisonnement. Pourtant, elle pourrait avoir raison. La distance que j’ai imposé entre nous pourrait tout à fait être interprétée comme elle l’a fait. Sauf qu’elle aurait tort de voir les choses ainsi. Elle n’a pas toutes les cartes en mains pour saisir.

Mais elle ne pourrait pas se tromper plus, lorsqu’elle dit tout cela. Tout comme ceux qui lancent de terribles rumeurs sur notre couple. Ils ne peuvent pas parler de choses qu’ils ne connaissent pas. Ils continuent tout de même de spéculer, et ainsi de salir nos réputations. Principalement la mienne, puisque je passe pour un coureur de jupons, infidèle à sa fiancée. Si j’avais ressemblé à mes frères, peut-être aurait-ce été le cas.

Cela ne l’est pas. Je suis plus que loyale envers Rose. Je le suis depuis mes quinze ans. Lorsque j’ai compris l’ampleur de mes sentiments à son égard. Aucune femme n’a connu mes caresses avant elle. Aucune femme ne connaîtra mes caresses après elle. Rose sera la seule et unique. Et elle devrait le savoir. Surtout lorsqu’elle me pose une telle question.

— Vous ne pourriez pas plus vous tromper, ma Lady. Je vous désire bien plus que n’importe qui. Permettez-moi de reprendre vos propres termes, sans souiller votre nom, ce n’est en aucun cas mon intention.

Elle me fixe et je ne prends pas longtemps avant de me décider. Ma tasse de thé retrouve sa place sur la table basse et je me lève pour venir rejoindre ma fiancée près des fenêtres. Le jardin est magnifique, les parterres sont parfaitement entretenus et les arbres encore nus de leurs feuilles semblent pourtant habiller le parc.

Mon regard ne s’attarde néanmoins pas longtemps sur l’extérieur, puisque je le darde sur Rose. Lentement, je tends la main vers elle et me saisit de sa paume, les yeux toujours plongés dans les siens. Elle doit pouvoir lire la sincérité de mes propos, sinon cela ne marchera pas.

— Votre âge m’importe peu. Tout comme votre précédent mariage. Je mentirai si je disais que je n’étais pas dérangé par le spectre de Timothy dans notre relation mais cela ne signifie pas que je ne veux pas de vous, ma chère.

Je fais des cercles sur le dos de sa main à l’aide de mon pouce, comme pour l’attendrir. L’apaiser, également. C’est ce qu’est censé faire un époux pour sa femme, non ? Alléger son quotidien des tracas qu’elle pourrait ressentir.

Un sourire doux perce le nuage de sentiments négatifs sur mon visage, je sais que je devrais dire plus. Je ne sais si je m’en sens capable, sans réduire mon plan en miettes. Puisque, pour cela, Rose ne devrait pas avoir envie de m’épouser. Du moins, pas immédiatement.

Je ne peux pas lui faire cela. Pas à elle. J’aurais laissé n’importe qui se faire piéger par ma famille mais Rose… Rose doit pouvoir échapper à la honte qui ne tardera pas à tomber sur les Blackwood si nous ne redressons pas nos finances rapidement.

Plutôt que de l’entraîner dans mes filets, je préfère donc murmurer :

— Mais, comme vous le disiez, trop de rumeurs circulent à notre compte. Se marier maintenant ne ferait que rassurer nos ennemis sur le fait qu’ils avaient raison. Nous leur donnerions des armes pour spéculer encore. Alors que si nous restons liés l’un à l’autre, sans s’épouser de suite, nous pourrons leur montrer que notre couple a été forgé sur des bases solides. Ne croyez-vous pas ?

Mon discours n’a pas de sens et je le sais. Mon argument peut tout à fait se retourner contre moi. Si Rose veut vraiment de moi, c’est d’ailleurs ce qu’elle fera. Et je ne sais ce que je pourrais lui répliquer.

Rose savait qu’elle mettait August dans une position des plus délicates. Que répondre à une pareille question sans la blesser ? Si la réponse du futur comte était négative, il devrait user de mots choisi avec soin, car la froisser n’était évidemment pas une option. Mais si celle-ci était positive, il serait bien plus facile pour lui de tenter de la charmer.
Et cela, Rose était préparée.
Flattée depuis qu’elle était en âge de se rendre aux bals à Londres, elle connaissait son emprise sur les hommes. Beaucoup avaient voulu l’épouser et les refus de la part de ses parents avaient blessés bien des familles bourgeoises. À ce rythme, c’était à la limite de la provocation. Tout le gratin londonien la savait fiancée à Lord Timothy Blackwood. Certains trouvaient cela absurde, notamment les nouveaux riches comme les Cavendish qui, pourtant, avaient été invité au mariage. Épouser sa cousine ? Désuet pour certain, mais certainement pas pour des familles de notre rang. Car il est bien plus important de préserver la pureté de notre lignée plutôt que d’écouter les médisantes de quelques jaloux.

Après un long moment de silence, August finit par lui répondre, et Rose sourit, aussi bien de surprise que de contentement. Il la désirait. Tant mieux, au moins, il n’était pas comme son frère sur cet aspect. Il lui fallait répondre à présent, et choisir ses mots à son tour.

- Vous ne le souillez pas, vous le flattez. Me désirer n’est pas une faute August, loin de là. Je suis simplement étonnée, car je ne vous ai jamais vu manifester ce désir que vous prétendez avoir envers moi. Mais vous n’êtes pas le seul à blâmer dans cette histoire. Je n’ai moi-même pas était des plus avenantes, mais je suis sûre que vous pouvez le comprendre. Comme vous le disiez si bien, j’ai perdu mon époux, j’ai dû me relever de cette épreuve.

Les mensonges de Rose sonnaient aussi juste que s’ils étaient vrais. Personne ne pouvait douter de sa sincérité. Personne à part Emma. La pauvre, elle avait trop parlé et la jeune femme avait tout entendu. Si seulement elle s’était tut, Rose n’aurait pas à changer de femme de chambre. Elle s’était habituée à elle. À ses façons de faire. À leurs petits rituels. À ses doigts. À ses lèvres. À sa voix. À ses caresses… Alors que son esprit divaguait en repensant aux soupirs de son ex-femme de chambre, Rose sursauta en sentant la main d’August prendre la sienne.
Son regard braquait sur elle la fit frémir et elle se sentit obliger de faire de même. Pour la première fois, elle le regardait. Elle le regardait vraiment. Il n’était plus l’enfant qu’elle a connu. Ses traits s’étaient affinés et accentués, à cause de la guerre, du deuil et de ses nouvelles responsabilités. Son timbre de voix était plus grave. Il semblait également plus présent dans la pièce, comme s’il la dominait. Et il était beau. Rose ne pouvait le nier. Elle ne ressentirait sûrement jamais aucun désir pour cet homme – et que Dieu lui pardonne – mais elle ne pouvait être aveugle devant la beauté, qu’elle soit féminine ou masculine.
Les caresses que lui procuraient August étaient douces, simples et chaleureuses. Rose savait qu’il ne serait pas un mari violent, ou bien autoritaire. Il n’osait jamais la contrarié, ou pire, la soumettre. Elle savait qu’elle serait libre tant qu’elle exécuterait ses devoirs, à savoir lui donner un héritier.

- Oubliez Timothy. Faites comme moi. Il est grand temps que nous nous focalisions sur nous August, et sur l’avenir de nos familles.

En disant cela, elle déposa une main sur son ventre, en guise de promesse d’un futur radieux. Elle allait sur ses 25 ans, il ne faudrait pas trop tarder, surtout si le premier était une fille. Encore faudrait-il pour cela qu’August succombe à ses demandes :

- Ce que je crois, c’est que vous portez trop d’attention aux rumeurs et à ce que peut penser autrui. Mais soit, attendons, encore. Mais ma patience à des limites mon cher.

Rose laissa lentement sa main glisser sur l’avant-bras d’August, se rapprochant de lui. Elle sourit et remercia intérieurement Greta de l’avoir parfumer. Son idée à elle. Elle en avait toujours des bonnes. À son tour, la future comtesse murmura :

- Mais j’ai besoin d’une perspective August… si vous me désirez, si vous me voulez, il va falloir vous décider. Je vous donne comme mois février. Si avant la fin du mois nous ne sommes pas mariés, je vous conduirai moi-même devant le prêtre s’il le faut.

Son ton était léger, presque rieur sur la fin, mais ses mots étaient coupants, et criants de vérité. Elle ne pouvait pas attendre plus longtemps. Elle recula, et reprit sa place sur le canapé cette fois, invitant August à la rejoindre d’un signe de la main, tapotant la place à côté d’elle de ses doigts gantés :

- Je suis désolée si j’ai été grossières ou déplacés. Je sais que vous devez avoir l’impression que je vous presse, et c’est le cas. Vous êtes jeune, et je le suis moins. Si vous désirez un héritier…

Rose laissa sa phrase en suspens un court instant, le temps de boire une gorgée de thé. Tiède. Elle grimaça et reprit :

- Il serait bon de ne pas tarder.

Et plus vite cela sera fait, moins elle aurait à passer du temps dans un lit avec lui.

Comment expliquer mon hésitation à lui confier mes émois ? Je ne sais pas vraiment jusqu’où mes paroles peuvent me mener sans la froisser. Qu’importe la nature de notre relation, je ne peux me permettre de trop m’épancher sur ce que je ressens car nous ne sommes pas encore mariés. Je n’aimerais pas lui faire de fausses idées sur moi.

En revanche, je ne peux m’empêcher de ricaner à sa remarque. Maintenant qu’elle m’a avoué « respirer depuis deux ans », je connais la vérité. Elle n’a jamais été attirée par Timothy. Elle n’a plus besoin de cacher ce fait à mes côtés.

— Epreuve qui n’a pas été si difficile, Rose. Ne cherchez pas à garder les apparences, je n’ai plus besoin que vous me serviez vos mensonges. Gardez-les pour mes parents qui seraient, eux, en effet, détruits de savoir que vous n’aimiez pas leur préféré. De mon côté, cela me rassure grandement, au contraire.

En sentant son regard sur moi, je ne peux m’empêcher de bomber le torse. Je veux qu’elle me trouve beau. Je veux qu’elle comprenne que je suis un bien meilleur choix que n’importe quel autre prétendant. Je veux qu’elle note la chance qu’elle a de pouvoir m’avoir de son côté.

Je veux surtout qu’elle me désire. Car je ne supporterai pas d’apprendre que j’ai le même statut que mon défunt frère. Un homme jetable, dont elle pourrait oublier le souvenir aussi facilement que tourner la page d’un livre.

Mais je doute que cela soit le cas. Elle ne forcerait pas la conversation du mariage sinon. Elle ne se parfumerait pas pour me retrouver. Elle ne réclamerait pas un enfant de mon sang.

Mes yeux suivent ses gestes et je ne peux m’empêcher de frémir. L’imaginer enceinte… De moi… Je ne retiens pas longtemps mon sourire, en pensant à l’être magnifique qui naîtrait de cette union. Un enfant, à qui je pourrais offrir tant de choses. Mon nom. Mon coeur. Mes bras. Ma richesse, peut-être. Je l’espère.

— Nos familles auront un avenir radieux, je vous le promets, Rose. Je ne veux simplement pas me précipiter. J’ai l’impression que vous me prenez encore moi-même pour un enfant. Ce qui est embêtant, lorsque l’on projette d’en avoir un. Il ne faut pas que vous…

Mes mots se perdent lorsque je vois Rose s’avancer. Tout mon corps se contracte à sa légère caresse, avant de frissonner avec force. Et, comme mon regard est déjà attiré par sa main pâle sur mon avant bras, je ne remarque pas immédiatement que ses lèvres se trouvent incroyablement proches de moi.
Pourtant, quand je redresse les yeux, cette vision me frappe. Tout comme son murmure et le son de son rire. Tout en elle est magnifique. Je pourrais en avoir les larmes aux yeux, si je ne me concentrais pas à lutter contre l’envie furieuse de l’embrasser.

— Février… D’accord. C’est peu. Pour tout préparer mais je suppose que vous savez déjà ce que vous souhaitez pour la cérémonie. De plus, vous avez déjà eu votre grand et beau mariage. Peut-être désirez-vous quelque chose de plus discret cette fois-ci. Si vous trouvez faisable de se marier d’ici deux mois, alors…

Je coupe ma phrase exprès à ce moment, ne voulant lui donner aucune réponse. Seulement un os à ronger, le temps que je trouve une solution pour m’en extirper. Ou au contraire, plonger la tête la première dans cette union qui me réjouira.

Mais je n’ai pas le temps de poursuivre mon plan que Rose m’achève avec des mots qui me font tressaillir. Trop affecté par ses paroles, je n’hésite pas une seule seconde à venir la rejoindre sur le canapé et lui prendre la main.

J’aimerais laisser mon genou reposer contre le sien mais j’ai peur que cela soit déjà trop. Pourtant, nous sommes fiancés. Notre conversation est suffisamment claire pour que je connaisse ses intentions à mon égard. Je ne pense donc pas être grossier si je relâche quelque peu la pression et que…

Nos deux cuisses s’effleurent, j’hésite un instant mais finit par me détendre. Nous avons maintenant nos jambes qui se touchent et une forte chaleur se disperse dans tout mon corps. Un sourire très léger étire mes lèvres, juste avant que je ne reprenne constance et dise d’une voix douce :

— Je sais que le temps vous presse, mais il est important pour moi que tout soit clair entre nous. Permettez-moi, Rose, de vous dire ce que je ressens. Je ne serai pas satisfait avant de vous donner ce que vous désirez et méritez. Si vous me promettez que notre mariage, et les enfants que nous pourrions avoir ensemble, sont ce que vous souhaitez, alors nous choisirons une date de mariage. Si vous me faites comprendre, en revanche, par des paroles moins nettes, que vous souhaitez encore attendre un peu avant de vous engager avec quelqu’un que vous trouvez « jeune », je ne pourrais vous le reprocher. Je désire simplement que vous me parliez. Je ne serai pas comme votre précédent époux. Votre bien-être passera toujours avant le mien. Si tant est que vous m’indiquiez ce qui vous importe.

Ma poitrine se bloque alors qu’August me démasque. Comment a-t-il pu faire cela ?  Ma poitrine se soulève plus rapidement alors que je tente de garder mon calme. Il n’est pas contre moi, mais avec moi. Il va devenir mon mari. Mon deuxième mari. Et oui, peut-être que je m’attacherai plus à lui que le premier, mais il n’est pas question que mon cousin me parle sur ce ton. Ses ricanement n’ont pas lieu d’être. Pas devant moi. Pas s’il veut se comporter en vrai homme.

- Assez.

Mon ton est cassant. Dur. Mais j’ai peur. Si mon futur mari a su comprendre que ma souffrance était fictive, qu’en saura-t-il dans le futur ? Devinera-t-il les moindres de mes pensées ? Découvrira-t-il mes vices cachés ? Je dois la jouer fine. Je dois faire en sorte qu’il ait une totale confiance en moi. Alors si sur ce coup-là il faut jouer franc jeu, je le ferai.

- Je ne vous permets pas de vous moquer de moi. Certes, la perte de mon ancien mari ne m’a pas fait autant de peine que je me suis efforcée de montrer. Mais avais-je le choix August ? Pour qui m’aurait-on pris si je m’étais mise à reprendre ma vie ? À repartir chez mes parents ? Car j’y ai pensé. Rentrer chez moi, revoir amies. Me balader dans notre jardin d’hiver. Monter Mirage qui n’a pas encore été transférer ici pour faute de place. Depuis deux ans, je ne suis pas heureuse. Depuis deux ans je regarde ma vie passer devant mes yeux sans aucune perspective. Alors pardonnez-moi si je suis insistante concernant notre mariage.

Je reprends d’un ton plus calme :

- Je suis ravie cependant que cette perceptive vous rassure. Je ne voudrai pas que vous doutiez de ma sincérité. Je souhaite vous épouser August. Réellement.

C’est fou comme mentir devient facile avec de l’exercice. Mais ce que je dis n’est qu’un demi-mensonge. Une partie de moi souhaite épouser mon deuxième cousin. Car je sais que j’aurai pu être fiancée à bien pire. August sera doux, je le sais. Tout comme l’a été Timothy, peut-être même plus.  En repensant à mon ancien époux, mon cœur se serre. Certes, je n’ai pas été triste à pleurer toutes les nuits, mais il faisait tout de même parti de ma famille. J’ai grandi à ses côtés et il n’a jamais été mauvais avec moi. Nous n’aspirions juste pas à la même chose, c’est tout. Au moins, avec August, je sais que l’empire Blackwood prospèrera. Tout comme la fortune des Hastings.

- Comme vous l’avez si bien dit, je n’organiserai pas le mariage. Nous avons assez d’argent à nous deux réunis pour engager du personnel. En deux mois, un mariage digne de ce nom pourra facilement être réalisé. Et je compte bien avoir un mariage encore plus beau que le précédent. Pour faire taire les rumeurs circulant à notre sujet. Montrer que nous sommes heureux de cet union plus que jamais. Et que, malgré la tragédie, les Blackwood et les Hastings restent unis.

Ce que je dis, j’y crois. Ma famille passe avant tout. Jamais je ne les laisserai tomber. Sauf peut-être Violet.

August coupe court à mes réflexions au moment où il s’assoit près de moi. Trop près de moi pour respecter les convenances. Nos corps se touchent, enfin plutôt nos cuisses. Pourquoi ressent-il un tel besoin de proximité ? Parce que c’est un homme, qu’il sera mon mari dans deux mois et qu’il me désire. J’essaye d’esquisser un sourire à ce contact. Ce toucher ne me déplait pas, il ne me fait juste ni chaud ni froid. Il me reprend la main et me parle d’une voix douce. D’une voix sincère. Mon Dieu pardonnez-moi tous mes mensonges, vous savez que je n'ai pas le choix.

Avant de répondre à August, je me promets de me rendre à la Chapelle avant le dîner pour prier. Encore. Et encore. Pendant une heure s’il le faut. Notre père doit comprendre à quel point je souhaite me repentir. Et s’il est aussi miséricordieux que le prête semble le croire, il saura que, mes actions sont indépendantes de ma volonté, que je ne peux me contrôler. Après tout, si Dieu est capable de pardonner un crime, il sera capable de pardonner mes pensées saphique non ?

Je laisse un silence planer après la déclaration d’August. Ses mots auraient pu se résumer en seulement trois. Mais je n’ose pas y penser. Tout ce que je sais, c’est que les mots qui vont sortir de ma bouche seront les pires mensonges de toute ma vie :

- August… ce que vous dites me touche au plus haut point. Et, si vous me permettez d’être franche à mon tour, je vous dirai que je vous affectionne plus que vous ne le pensez. Je ne peux mettre de mots face à ce que je ressens à votre égard, ce ne serait pas correct, surtout pas avant l’officialisation de notre union. Mais sachez qu’il n’y a rien que je souhaite le plus au monde que de devenir Lady Rose Blackwood pour la deuxième fois, avec vous à mon bras.

Je m’approche un peu plus, hésitante, mais finit par déposer un doux baiser sur la joue d’August, non loin de la commissure de ses lèvres avant de reprendre ma place.

- Et sachez que votre frère ne m’a jamais mal traité. Nous n’avons pas eu le temps d’explorer… la vie maritale si vous voyez ce que je veux dire. Mais il a toujours été respectueux envers moi. Et pour cela, je l’en remercie de là où il se trouve.

Je lui souris légèrement et lui reprend la main :

- Et je ne doute pas que vous serez tout aussi bon, voir plus que lui. Je ne doute pas en votre capacité à être un mari digne de ce nom. Tout comme je vous promets d’être la femme que vous méritez, et la mère que mérite nos enfants.

Je frémis à ce mot. Enfant. Instinctivement, je place ma main sur mon ventre. Aurai-je la capacité à prendre soin d’un enfant ? Saurai-je leur parler ? Aurai-je les bons gestes ? Personne ne nous dit rien sur ces sujets, pas même nos propres mères.

- Donc c’est entendu ? Nous nous marierions en février ?

J’avale difficilement ma salive en l’entendant mentionner notre fortune. Il faut que je préserve les apparences, malgré mon envie de gagner le moindre centime pour nous sortir de ce merdier. Je ne peux donc décemment pas refuser à ma fiancée la cérémonie qu’elle réclame. Si elle veut le mariage le plus beau d’Angleterre, je dois lui offrir. Je dois simplement trouver un moyen pour le financer.

Un sourire forcé remplace bientôt celui qui était né de notre contact. Ma tête est de nouveau emplie de trop de questions, d’inquiétudes difficiles à gérer quand on a passé sa vie éloignée des préoccupations de la famille. Je ne peux me confier à personne sauf à mon père, qui est aux abonnés absents sur certains questionnements pourtant essentiels. Il ne comprend pas que l’on doit avancer. Que l’on doit évoluer pour survivre.

De mon côté, je dois me battre pour le lui expliquer. Et pour faire valoir mes idées. Tout en naviguant auprès d’une Hastings, qui réclame mon attention et mon argent. Ainsi que des domestiques, qui voient leurs salaires être divisés par trois ou leur emploi être entièrement supprimés.

Une bouffée d’angoisse me soulève la poitrine mais je me force à garder les apparences. Je pourrais tromper n’importe qui. Dieu lui-même pourrait croire en moi. Peut-être le fait-il. Peut-être est-ce pour cela que nous n’avons pas encore sombré. Car, avec la puissance de notre Seigneur, tout est possible, n’est-ce pas ?

Rasséréné par cette idée, je tourne tout mon corps vers Rose, rompant notre contact. Seules nos mains sont encore accrochées l’une à l’autre. Toute mon attention est portée sur ce qu’elle me dit. Je crois mon coeur prêt à exploser dans ma poitrine quand je réalise la vérité. Ma cousine m’aime. Elle est en train de m’avouer ses sentiments, à travers des mots cachés. Il n’y a pas de doute possible.

Encore moins lorsqu’elle vient déposer un baiser sur ma joue. Sur le coin de mes lèvres.

Les paupières fermées, je me laisse caresser par la douce sensation que cela me procure. L’amour en moi me réchauffe. Je me sens plus léger, moins inquiet. Avec Rose à mes côtés, qui m’aime autant que je l’aime, rien ne pourra m’arriver. Nous sommes protégés par la grâce de notre Seigneur. Tout ira bien.

C’est donc presque sans hésitation que je murmure :

— Nous nous marierons en février. Le dernier jour de ce mois, pour marquer la fin d’une époque et la naissance d’une nouvelle vie pour nous deux. Ce sera un nouveau départ. Cela vous conviendrait, ma Lady ?

J’ai soupiré ces derniers mots avec un sourire tendre. Je n’arrive plus à voir au delà de mes promesses. Au delà de ses propos. Je suis porté par son amour, persuadé que rien de grave ne pourra arriver. Et d’ici février, je peux avoir trouvé une solution. Pour payer le mariage, mais également pour faire prospérer les Blackwood. Je dois simplement trouver les bons compromis.

Avec délicatesse, je prends la main de Rose dans la mienne et la soulève jusqu’à mon menton pour un baise-main. Mon regard est rivé dans le sien. Je sais que mes sentiments s’y lisent. Je n’ai plus peur de les montrer. Pas après cette conversation à coeur ouvert, où nous avons tous les deux été sincères.
Mais, alors que je m’apprête à reprendre, Browne toque et entre dans la bibliothèque. Il a le visage ravagé par des sentiments contradictoires et une lettre à la main. Je n’ai même pas le temps de le réprimander de nous avoir dérangé qu’il lâche d’une voix tremblante :

— Lord August. Nous venons de recevoir des nouvelles de votre frère. De Lord Timothy Blackwood. Il arrive d’ici deux jours.

Mon coeur s’ouvre en deux pour déverser sa peine, alors que ma bouche s’ouvre d’effroi. Et tout mon monde vole en éclats.