Meet me at the end of the road - Logust - 0701/1920

Le trajet a été plus rapide que prévu. Je suis bien heureux d’avoir appris à conduire, cela nous fait du personnel en moins à payer. J’ai également l’impression d’être plus libre, de mes mouvements et de mes choix. Tant mieux, puisqu’après les nouvelles qui sont tombées, j’ai besoin de prendre l’air, sans être surveillé.

Alors que je tends les clés à l’employé du Ritz, je m’élance à l’intérieur, les cheveux ébouriffés par le vent qui m’a rendu ma liberté. J’ai dû perdre ma voix, à crier toute ma frustration durant mon trajet, mais un bon whisky devrait me la rendre pile à temps pour retrouver Logan.

Ce doit faire trois mois que je ne l’ai pas vu. Notre amitié me manque et encore plus ces jours-ci, alors que j’ai la sensation de perdre tous mes repères. C’est affreux de voir que tout a basculé, en une petite seconde. Alors que je pensais tout avoir, Timothy est revenu me reprendre ce que j’avais amplement mérité.

— Vous me servez de l’écossais ? Oui, celui-là.

Installé au bar, la tête touchant presque le haut de mon verre, je repense à tout ce qu’il s’est passé chez les Blackwood depuis quelques jours. La demande de Rose pour m’épouser. La confession de nos sentiments. Le retour du fils prodigue. Les mensonges que nos parents nous ont servi pour le préserver. Mon renvoi à ce statut inférieur qui a toujours été le mien.

Je ris nerveusement en me rendant compte que j’ai vraiment tout perdu. Mon héritage. Mes terres. Mon mariage.

Rose ne me parle quasiment plus depuis que Timothy est rentré. Sûrement parce qu’elle n’a plus le droit de m’aimer ouvertement. Après tout, nous ne sommes plus fiancés. Pour la simple et bonne raison qu’elle n’est plus veuve. Notre amour est réduit à néant, à cause de mon frère qui réclame sa place au sein de notre famille.

Ne comprend-il pas ce qu’il est en train de nous faire subir ?

Nerveusement, je porte le verre à mes lèvres, expirant tout l’air de mes poumons. Il faut absolument que je me calme. Que je trouve une solution. Ce n’est pas une possibilité pour moi d’abandonner mon territoire. J’ai touché du bout des doigts la vie dont j’ai toujours rêvé et je compte bien me battre pour la garder.

Je ne laisserai pas mon frère déserteur tout me reprendre.

Un ricanement m’échappe à cette idée. Si Timothy reprend réellement sa place, c’est certain que les Blackwood disparaitront. C’est en partie sa faute si nous sommes quasiment perdus. Il n’y a que moi qui ai essayé de redresser la famille. Et je suis loin d’y arriver. Timothy ne sera d’aucune aide, bien au contraire.

Je suis tellement plongé dans mes pensées que je vois à peine un homme tirer la chaise à côté de moi. Mon nez toujours plongé dans le fond de mon verre, je marmonne :

— Désolé mais cette place est prise, j’attends un…

Ma phrase est coupée par mon éclat de rire. Je suis immédiatement apaisé de voir qui se tient là, tout près de moi. Et je tombe dans ses bras, sans me soucier des apparences. De toute façon, lorsque l’on se trouve avec Logan Cavendish, les convenances n’ont pas leur place.

Clope au bec, le jeune homme remonte le port de Londres à vive allure. Une main dans sa poche et l’autre sur la cigarette sur laquelle il tire vivement dans une tentative vaine pour se réchauffer. Ce mois de janvier est plus glacial que jamais et les vents qui se sont abattus sur la capitale ces derniers jours n’arrangent rien. Ce n’est toutefois pas le moment de rester les bras croisés pour se mettre au chaud ; de nouveaux navires se sont amarrés sur les docks et Logan se complait dans leur observation. L’un d’eux revient des Antilles et le jeune Cavendish sait parfaitement que le marchand brasse de l’or – en plus du rhum qui inonde ses cales. Il a déjà pris rendez-vous avec l’homme, un Français qui ne fait que s’arrêter à Londres. Logan a joué avec brio de ses origines françaises. Un compatriote ! Connaît-il les de la Chesnay ? Oui ?! Mais quel hasard ! Et comme le hasard fait décidément bien les choses, et que Logan est un sacré baratineur qui sent l’or comme un fin limier, il s’est empressé de proposer à l’homme un rendez-vous dès le lendemain. Un rendez-vous qui, il l’espère, devrait lui rapporter gros – tant pour les relations commerciales des Cavendish, qu’il s’efforce de développer à Londres, que pour les Scuttlers. Logan ne sait pas encore comment il va aborder la chose mais ce n’est pas bien grave : ça va venir, il ne s’inquiète pas.

Il faut dire que Logan ne s’inquiète pas pour grand-chose. Pour l’heure il est à Londres, au cœur de l’effervescence de la ville qui ne dors jamais et cela suffit à le mettre en joie. La monotonie n’a jamais été sa tasse de thé et lorsqu’il a pu quitter Plymouth et la demeure familiale, le jeune homme s’est senti renaître. L’appartement qu’il s’est déniché sur Birchin Lane, à quelques minutes à pied ou en taxi du port et du cœur économique de la ville est bien plus modeste que la demeure des Cavendish, un vrai soulagement. Sa situation est un avantage dont Logan tire parti avec aisance. Les grandes banques et grosses fortunes sont juste à côté, pourquoi se priverait-il ?! Un sourire satisfait étire ses lèvres et d’un geste désinvolte, il jette à l’eau ce qu’il reste de sa cigarette avant de sauter dans un bus qui passe, direction le centre-ville. Il doit retrouver August au Ritz dans une vingtaine de minutes et à pied, il n’y sera jamais à temps.

Le Ritz. Logan y entre avec un fin froncement du nez, pas franchement ravi d’être là. Il sait que ce genre d’établissement n’est accessible qu’à une élite triée vingt fois sur le volet, qu’aux très grands noms de ce monde. Cela n’a pas grand-chose à voir avec ses convictions mais il ne dit rien, laisse le portier lui ouvrir la porte et le remercie d’un hochement de tête. Il est trop tôt pour tout envoyer valser, Logan le sait bien. Dans ce genre d’établissement, il se doit d’être encore un temps le second fils Cavendish, un jeune homme bien comme il faut. Il ne s’autorise un sourire ironique, un rien dédaigneux, quand il sent sur son passage des regards en coin. Ah ça ! Son nom ne fait toujours pas l’unanimité. Logan s’en fiche pas mal et se contente d’en rire. Ces gens n’auront jamais mieux à faire que de passer leur temps à ce type de racontars et en cela, Logan est bien content de se sentir au-dessus de la mêlée. Lui au moins ne perd pas de temps avec des futilités. Au barman, il adresse un sourire sincère. « Un gin, s’il vous plait. Avec votre plat de cabillaud, » ajoute-t-il après un regard à l’horloge. Il est déjà quatorze heures et il n’a toujours bien mangé. L’instant d’après, il se pointe à côté d’August qui ne l’a de toute évidence pas reconnu. Un rire échappe à Logan qui s’empresse de serrer son ami contre lui. « Fais gaffe à mon gin, tu veux ! » Il va même jusqu’à lui claquer une bise avant de s’assoir face à August, de prendre le temps de l’observer. Son ami à l’air fatigué – presque au bout du rouleau. « Comment vas-tu ? » Il ne parle pas de Timothy, inutile de mettre les deux pieds dans le plat. Mais le retour de l’aîné doit contribuer à l’état d’August. Le jeune homme note d’emmener August dans ce bar au pied de chez lui – quoi qu’il se passe, un tour au Simpsons ne pourra que lui changer les idées. « J’ai commandé à manger aussi … rien avalé depuis ce matin. Tu m’accompagne ? » demande-t-il alors qu’un serveur passe à côté d’eux.

Je ne suis pas le seul à rire. Logan se joint à moi, presque immédiatement. C’est fou comme il m’a manqué. Je n’arrive pas à croire que nous ayons pris autant de temps avant de nous revoir. Les fiançailles entre Eugénie et Atticus auraient pourtant dû nous rapprocher encore plus mais il faut croire que mon ami est fidèle à son train de vie : pas trop proche des Cavendish, sans être trop loin non plus.

Ce qui signifie qu’il ne peut pas non plus être souvent en compagnie de ses amis riches. Enfin… Anciennement riches, dans mon cas.

Je secoue la tête pour chasser mes idées noires, essayant de sourire plutôt que de me laisser emporter par la fatigue et la tristesse. Il faudrait sûrement que je reste dormir à Londres cette nuit. Je suis bien trop épuisé pour faire le trajet. Mes parents risqueraient d’avoir un nouvel enfant à enterrer, sinon. Non pas que cela soit problématique, maintenant qu’ils ont retrouvé leur très cher Timothy.

— Je t’en commanderai un autre, si j’en venais à le renverser, ne t’en fais pas !

Je presse l’épaule de Logan, presque à la base de sa nuque, en riant. Mes paupières sont lourdes mais je ne peux pas m’étaler de sommeil maintenant. Je dois, à la place, me tourner vers mon ami et me forcer à sourire une fois de plus. Je ne fais que cela ces derniers temps. Cela et…

— Oh je vais parfaitement bien, merci.

Mentir.

Je finis d’une traite mon verre et fait signe au serveur de me resservir. Puis je reporte mon attention sur mon camarade de beuverie. Ou de déjeuner, vu ce qu’il semble avoir prévu. Cette fois-ci, mon sourire est franc. J’aime l’idée que Logan ait libéré autant de temps pour moi. Cela fait chaud au coeur.

Mes mouvements de tête confirment d’ailleurs très rapidement les propos de mon ami et je ne prends pas longtemps avant d’attirer l’oeil d’un jeune homme près de notre table.

— Le poulet, s’il vous plait. Ramenez également un autre gin à Lord Cavendish, je vous prie.

Puis je me laisse retomber sur mon fauteuil, quasiment avachi. Rien de ce qui me ressemble. Je suis à bout de force et incapable de le cacher à celui qui me fait face. Dans tous les cas, mes traits tirés criaient déjà la vérité avant même qu’il n’arrive. Cela ne sert à rien que je mente plus longtemps.

— Non, ça ne va pas. Je suis… au bord, Logan. Je ne sais plus quoi faire. Timothy m’a tout repris. Tout. Simplement parce qu’il s’est décidé à réapparaitre après avoir… retrouvé la mémoire. C’est injuste. Moi qui ait tout fait pour reprendre les rênes à sa « mort », je ne mérite pas d’être évincé ainsi !

Ça y est. J’ai les larmes aux yeux. La fatigue ne me réussit vraiment pas. Je dois me ressaisir. Nos plats arrivent. Je vais me concentrer là-dessus plutôt que sur mes regrets. Ce n’est pas le moment de craquer. Ça ne l’a jamais été.

Je déplie ma serviette et observe Logan du coin de l’oeil avant de dire :

— Désolé. Je m’étale sur mes problèmes, sans même te demander comment tu vas. Tu as l’air en forme. Bien plus heureux que la dernière fois que je t’ai vu à Plymouth. L’ambiance de Londres fait des miracles, à ce que je vois !

Le ‘Lord Cavendish’ arrache à Logan une légère grimace. Il n’a plus l’habitude de s’entendre être nommé de la sorte. Au port, les personnes qu’il côtoie l’appellent monsieur, parfois même Logan pour les plus proches. Il aime autant. Les attentions trop guindées le mettent mal à l’aise plus qu’autre chose et il s’efforce de regarder ailleurs lorsque le serveur lui jette un rapide coup d’œil. « Merci, » lui souffle-t-il, et les deux amis se retrouvent simplement ensemble.

D’un œil distrait, tout en buvant quelques gorgées de ce délicieux gin, Logan observe autour de lui. Les étoffes, les tenues, les conversations … tout lui rappelle sa famille, le monde dont il est originaire et dont il se sent aujourd’hui si éloigné. Une nouvelle grimace lui échappe et il s’empresse de la cacher en plongeant une nouvelle fois dans son verre. Par miracle, il a pris ses quartiers loin de Plymouth et ne s’en porte que mieux ! Une intervention d’August le ramène à la réalité – et lui rappelle de plein fouet que ce qui le réjouit cause la peine de son ami. Quelque part du côté du cœur de Logan, quelque chose se serre. Il sait la situation – à demi-mot, il sait aussi la situation de Timothy, qu’il côtoie par moment avec les Scuttlers. Cela bien sûr, il n’est pas question d’en parler. Un soupir lui échappe. Mentir à son ami n’est pas chose aisée. Le poids de son corps bascule en avant et, discrètement, il serre la main d’August dans la sienne. Un long moment, parce qu’il sait bien qu’un contact vaudra mieux que bien des mots pour soulager un tant soit peu le jeune Blackwood. Tous les « Je suis désolé » du monde n’y feront rien et Logan n’a jamais été du genre à suivre les convenances. Autour des doigts d’August, ceux de Logan se resserrent légèrement. « Non, c’est certain. » Anticipant un mouvement d’August il le relâche, retourne se caler dans le fond de son fauteuil tout en l’observant avec attention. La question que lui pose son ami lui arrache un sourire. « Ne t’excuse pas, voyons. Et oui, Londres me ré-ussit assez. Tu pourrais y rester, tu sais. On y fait des rencontres intéressantes. Les affaires sont florissantes si l’on s’en donne les moyens. L’occasion rêvée de prouver à ta famille que tu peux faire aussi bien que ton frère, si ce n’est mieux. » Et Logan est sérieux. Il sait ou trouver les bon filons, il connait les bonnes personnes. Sans compter qu’avoir son ami à Londres, tout à côté de lui, représente une perspective qui l’enchante.

La seule chose qui m’empêche de tomber plus dans la tristesse est la main que Logan tend vers moi. Je réagis à peine lorsqu’il s’accroche à la mienne, ne voyant rien d’étonnant dans la situation. Nous avons toujours été très fusionnels. Dès que nos parents se sont liés, nous nous sommes permis, Logan et moi, de nous rapprocher tout autant. Après tout, il fallait que nos deux familles montrent un front uni.
Je le laisse donc me serrer la main avec douceur, m’abandonnant à cette étreinte légère. Je ferme les yeux, respire à fond, compte jusqu’à dix. Avant de rouvrir les paupières et de comprendre que je dois reculer.

Nos doigts se séparent, le froid m’envahit, comme si je perdais quelque chose avec l’éloignement physique de Logan. Il est pourtant juste à côté. C’est simplement ma peau qui s’était habituée à la main de mon ami. Elle s’habituera également à ne plus être touchée. D’ici quelques secondes, les sensations se seront évaporées.

Sans savoir trop pourquoi, je pense à Rose. Elle aussi m’a touchée, avant de s’envoler. Sauf qu’avec elle, c’était mille fois pire que Logan. Car je sais que lui reviendra. Alors que Rose ne me retrouvera pas.
Je souris tristement, tête penchée sur le côté. Ce que me dit mon ami m’intéresse forcément. C’est grâce à cela que je pourrais remonter la pente. Du moins, que les Blackwood le pourraient. Je ne fais jamais rien dans mon propre intérêt. Plus depuis que je sais proche la fin de notre dynastie.

Je me force donc à être léger mais tout de même intéressé lorsque je murmure :

— Tu as des plans pour moi ? Des idées à partager, pour que je puisse creuser quelque chose ? Je suis prêt à travailler, je ne compte clairement pas rester dans mon coin à jouer aux cartes et à parier. Je ne suis pas comme mes frères. Le problème, c’est que je n’y connais rien à ton domaine. Je sais juste… exploiter au mieux les domaines agricoles de nos fermiers. Et ce n’est pas spécialement ce qui s’applique le mieux à Londres. Je suis un bon conseiller et je marchande plutôt bien mais je ne suis pas connaisseur de beaucoup de domaines d’expertise.

Mes épaules semblent se hausser toutes seules, sans que j’aie mon mot à dire sur la question. Cela colle néanmoins avec mes propos. Je dois être sacrément résigné, si je réagis ainsi…

Doucement, je me penche de nouveau en avant, comme pour être dans la confession d’un secret que Logan porterait. S’il m’a dit cela, c’est sûrement parce qu’il a une solution. Et je compte bien l’entendre avec les oreilles grandes ouvertes.

— Mais si tu as entendu parler de quelque chose, je suis preneur. Tu as raison, je dois prouver ma valeur. C’est bien ce que tu fais, toi, ici, non ?

La question d’August arrache à Logan un bref rire dénoué d’humour. Non, il ne fait pas ses preuves maintenant qu’il est à Londres. Ce n’est pas dans ses intentions. Quant à ses valeurs … Logan esquisse un bref sourire, laisse le serveur déposer leur repas et leurs boissons devant eux avant d’adresser un clin d'œil canaille à August. “C’est peut-être vu comme ça, mais ce n’est pas mon intention en tout cas. Pour ma part, je profite. Je travaille sur le port et j’adore ça. C’est un excellent moyen de faire des rencontres intéressantes.” Des rencontres de tous types, tant commerciales que politiques, mais il n’en dit pas plus bien sûr. Bien sur pour lui, c’était simple, sans doute plus que pour August. Le port était le lieu incontournable et facile à trouver pour quelqu’un qui travaillait dans le commerce maritime. Cela dit, Logan sait qu’il dégotera des idées pour son ami. Titillant le cabillaud de bout de la fourchette, il lui adresse un sourire. “Le port t’intéressera sans doute peu mais nous irons quand même. Qui sait, tu pourras y faire une rencontre qui t’inspirera. Et puis il y a d’autres endroits. La chambre d’agriculture, par exemple.” Logan sait bien que dans ce genre d’institution, on croise des personnes de tout genre qui sont bien souvent pleines d’idées quant à leur travail. "Ça t'aidera. Ça peut être l’occasion de dégoter quelques partenariats aussi, sur les machines, le prix des céréales … savoir s’il y a des métayers de libres. On ira,” souffle-t-il avec un sourire trop large avant de tapoter délicatement le poignet d’August.

D’ici là, il a pour son ami d’autres projets, moins sérieux, plus festifs. Logan avale une gorgée ou deux de gin. “Mais avant, tu vas passer quelques jours à Londres avec moi. Je te loge. Il y a un petit bar en bas de chez moi … d’aucun diraient qu’il est miteux mais leur rhum vaut le détour. On va te changer les idées avant de te mettre du plomb dans la tête pour reprendre la place qui te revient de droit … même si, entre nous, on se porte très bien sans avoir les obligations liées à l’héritier de la famille …” Son sourire s’élargit et il lève les mains à hauteurs d’épaules. “Mais si tu veux les récupérer, je peux comprendre. Comment est ton poulet ?”